L’Envers du Deal – Quand la menace remplace la négociation


Une histoire qui résonne

J’ai récemment lu un post sur Linkedin d'Amelia Sordell, experte en personal branding (je précise que je ne connais pas cette personne). Elle y racontait comment Klarna, la licorne du Buy Now Pay Later, a tenté de la menacer en lui envoyant un Cease & Desist (une mise en demeure envoyée par un avocat ou une entreprise pour exiger qu’une personne cesse immédiatement une action considérée comme illégale ou nuisible, et s’abstienne d’y revenir à l’avenir) pour lui faire changer de nom de marque. Son “crime” ? Avoir choisi un nom de société qui commençait par un K (Klowt) et une couleur violette jugée “trop proche” du rose de Klarna..

Ridicule, bien sûr. Mais surtout révélateur : ce n’était pas une histoire de droit des marques. C’était une histoire de pouvoir. Une boite qui pensait pouvoir faire plier une entreprise plus modeste à coups de papier à en-tête et d’avocats.

Quand j’ai goûté moi-même aux "dirty tricks"

En lisant son témoignage, j’ai souri amèrement. Parce que j’ai connu une expérience similaire.
Un jour, une entreprise bien plus puissante que moi a décidé de m’intimider. Pas en argumentant, pas en affirmant des vérités indiscutables, mais en dégainant la menace et l’intimidation. Une stratégie froide, calculée, dénuée d'éthique, avec l’arrogance tranquille de ceux qui pensent que leur taille leur donne tous les droits. Oui mais.. une stratégie maladroite.

Parce que j'ai évidemment résisté. Ces pratiques me faisaient plus penser à un épisode des Sopranos qu’à la conduite normale du business. Comme dans l'exemple d'Amelia Sordell, la situation était aussi absurde que grotesque: d’un côté, un géant sans scrupules ; de l’autre, un indépendant qui ne s’appuie que sur son expertise et son intégrité.

Comme Amelia, j’ai pris conseil auprès d’un avocat. Mais je n’en suis pas resté là : j’avais aussi préparé plusieurs actions très visibles pour exposer publiquement cette “maltraitance commerciale” si elle se poursuivait. Car c’est une chose de recevoir une menace, c’en est une autre de se taire et d’avaler l’injustice.

Et puis, comme dans son cas, la menace a fini par retomber.
Mieux ! Le fait d’avoir massivement partagé cette histoire avec mon entourage, personnel et professionnel, a fini par me rapporter deux gros clients. Comme quoi, retourner l’attaque contre son auteur est parfois la meilleure arme.

Plus généralement, dans une négociation, certains préfèrent attaquer l’interlocuteur plutôt que ses arguments. C’est le principe du sophisme : déplacer le débat du fond vers la personne.

Le sophisme Ad hominem par exemple consiste à contester la légitimité de l’autre à parler.

  • « Vous n’êtes pas légitime pour négocier ce contrat. »
  • « Vous avez un conflit d’intérêts, vous ne pouvez pas représenter correctement votre entreprise. »..bla bla bla

Le but est clair : déstabiliser psychologiquement et obliger l’autre à se justifier, plutôt qu’à assumer sa position. C’est un déplacement du rapport de force : du rationnel vers l’identitaire.

L’experte en personal branding dont je parlais plus haut aurait commis une erreur considérable en adoptant une posture de justification. Elle a eu mille fois raison de se placer sur le terrain de la riposte.

Toutes les menaces ne se valent pas

Il faut cependant distinguer plusieurs types de menaces en négociation :

  • La menace émotionnelle : un dérapage passager, souvent dû à la fatigue ou à l’agacement. Elle s’oublie vite et peut même être excusée. En fait, dans la plupart des cas, celui qui la prononce le regrette au moment même où il ouvre la bouche.
  • La menace inconsistante : c'est la menace qui fait "pschitt".. souvent floue, purement rhétorique, rarement suivie d’effets. Elle vise à intimider mais repose sur du vent.
  • La menace calculée, injustifiée et toxique : celle qu’Amelia a vécue, celle que j’ai connue. Froide, préméditée, instrumentalisant l’asymétrie de moyens. Dénuée de la moindre trace d’éthique et gonflée à la mauvaise foi. Elle n’est pas une maladresse : c’est une stratégie d’intimidation, et elle est inacceptable – moralement comme juridiquement.

Comment réagir ?

Face à ces pratiques, il ne faut jamais céder. Jamais. Si on peut choisir d’ignorer – au moins temporairement – les deux premiers types de menaces (émotionnelles et inconsistantes) il ne faut en revanche jamais laisser le champ libre aux intimidations et autre menaces mensongères :

  • Les ignorer totalement est dangereux : cela revient à laisser l’autre imposer son récit.
  • Répondre uniquement sur le fond ne suffit pas non plus : la menace ne vise pas la vérité, elle vise la peur.

Ce que je vous invite à faire :

  • Dénoncer la pratique pour ce qu’elle est. La rendre visible. L’exposer au grand jour. Et ne surtout pas subir et se cacher.
  • S’appuyer sur le droit : un avocat est souvent suffisant pour rappeler les règles du jeu.
  • Mobiliser ses alliés : médias, réseaux sociaux, clients, partenaires, connaissances dans l’univers de la presse et des media. Dans un monde connecté, il suffit parfois d’un bon hashtag au bon moment pour rééquilibrer le rapport de force.

C’est exactement ce qu’avait compris Richard Branson quand British Airways a tenté de discréditer Virgin dans les années 90. Il a exposé publiquement les “dirty tricks” de BA – et c’est BA qui a fini par voir sa réputation franchement érodée.

Ma ligne rouge

Si cela devait m’arriver à nouveau, je suivrais la même logique :

  • Ne jamais céder à l’intimidation.
  • Préparer des actions visibles et proportionnées, quitte à exposer les pratiques douteuses publiquement.
  • Transformer la menace en opportunité, en montrant que ce type de comportement en dit plus sur l’agresseur que sur la victime.
  • Et 2 ou 3 autres initiatives que je garde à l’abris… dans ma « back pocket » comme disent les anglais.

Learning final :


Dans une négociation, une menace injustifiée n’est pas une preuve de force. C’est un aveu de faiblesse. Ceux qui ne veulent pas négocier essaient d’intimider. Mais si vous gardez vos nerfs, exposez la pratique et mobilisez vos alliés, vous verrez : Goliath n’est souvent qu’un colosse aux pieds d’argile.

Philippe Roy

Fondateur de Red Yucca

Auteur de L’Envers du Deal

P.S: Comme d’habitude, si vous souhaitez partager votre expérience personnelle ou avez des questions, n’hésitez pas à me contacter directement (pr@red-yucca.com).

Red Yucca conseille les entreprises sur leurs négociations critiques et les aide à bâtir une culture de négociation plus solide, stratégique et alignée avec leurs intérêts.

Philippe Roy

Je parle de négociation de manière inhabituelle et non conventionnelle. Je montre la négociation telle qu'elle est dans la "vraie vie". Pas comme dans les livres. Je suis le fondateur de Red Yucca, une société spécialisée dans les stratégies d'influence et les négociations complexes pour les grandes organisations. J'écris également pour Harvard Business Review & Forbes.

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