La Matrice du Pouvoir


La Matrice du Pouvoir

🟩 K.O.

Alan reste debout, les bras croisés, face à la salle de réunion qui vient de se vider de ses participants.

Ce directeur commercial d’une société de services avec qui j’ai récemment échangé vient de conclure une négociation très importante. Mais il est loin d’être satisfait du résultat. C’est le moins que l’on puisse dire.

Pas un échec franc, non. Mais un accord bancal. Flou. Mal positionné.

Et pour tout dire, un brin humiliant.

Il pensait pourtant avoir tout préparé.

Formation à la négociation ? “On fait un refresh tous les ans”.

Définition de la stratégie de négociation ? “Tout était clairement défini noir sur blanc”.

Argumentaire ? “Notre histoire est rodée”.

Planning des concessions? “Nous savons exactement jusqu’où on peut aller”.

Alors pourquoi ce goût amer de défaite? Pourquoi ce sentiment d’impuissance, là, maintenant ?

🟦 “La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent.” (Einstein)

Alan est lucide. Il sait que quelque chose cloche.

Il constate avec une inquiétude non dissimulée, et avec un temps de retard, que ces négociations pluriannuelles ont changé.

Qu’elles sont devenues un passage éprouvant dont lui et ses équipes ressortent “abimés”. Inutile de préciser que cette situation aboutit également à une érosion de la confiance des équipes.

“Peut-être que notre façon de négocier est dépassée”, finit-il par admettre.

Mais ce qu’il ne voit pas encore, c’est d’où le problème vient précisément.

Pas dans l’offre.

Pas dans la proposition de valeur.

Pas dans les concessions.

Pas dans les slides…

Dans le pouvoir.

🟥 Le pouvoir n’est pas un concept. C’est une matière première.

Oui, Alan connaît la notion de pouvoir.

Mais comme beaucoup de négociateurs, il la traite comme une abstraction. Une curiosité théorique et intellectuelle. Un sujet de discussion. Presque comme un objet de recherche académique.

Or le pouvoir, ce n’est pas une idée.

C’est une matrice plus ou moins lisible qui définit tout le reste. Si l’autre pense qu’il peut imposer ses attentes, il ne négociera pas. Il vous laissera parler. Puis il dira non.

Poliment. Fermement. Définitivement.

Vous croirez que vous avez échoué dans la forme.

En réalité, vous avez perdu sur le fond.

🟨 Le problème ? Vous jouez au “win-win” avec quelqu’un qui ne veut pas y jouer

Ne vous méprenez pas !

Je suis le premier à défendre la négociation raisonnée, le dialogue, la recherche d’intérêts mutuels.

Mais il y a une condition pour que cela soit possible : que l’autre partie veuille réellement négocier.

Car si elle se sait en position de force… Si elle pense pouvoir imposer ses conditions… Alors elle ne négociera pas. Elle simulera.

C’est une pièce de théâtre dans laquelle l’autre partie fait “comme si”.

Alors que vous, vous jouez « pour de vrai ».

🟪 La Matrice du Pouvoir – Ce que vous faites de votre pouvoir (ou de son absence)

Avant de poser vos questions.

De faire vos calculs.

Avant de définir vos offres.

Et votre proposition.

Vos conditions de départ et d’arrivée.

Avant même de tracer vos lignes rouges…

Commencez par ça : comprendre où vous vous situez dans le jeu de pouvoir.

Voici un outil pour vous y aider : La Matrice du Pouvoir. Elle distingue quatre postures, selon deux critères : la position de pouvoir réelle du négociateur… et la conscience qu’il en a.

L’Innocent

Pas de pouvoir, pas conscient.

Il pense que le monde est juste. Il applique les méthodes enseignées comme s’il jouait à armes égales. Il ne voit pas le piège. Il avance, convaincu que son bon droit et les bonnes intentions suffisent. Il est bien entendu vulnérable. Et souvent le dernier à comprendre pourquoi il a perdu.

  • Ce qu’il doit faire : ouvrir les yeux. Comprendre les rapports de force réels. Il doit se faire accompagner afin de passer au stade de la prise de conscience, et faire un audit de ses négociations passées.

Le Résistant

Pas de pouvoir, mais lucide

Il sait qu’il est en désavantage. Mais il refuse de se soumettre. Il va donc jouer la ruse, l’ingéniosité. Il devient créatif parce qu’il n’a pas le choix.

C’est David contre Goliath, version moderne.

À noter qu’une option pourrait consister à baisser les bras et s’avouer vaincu (comme cela arrive parfois), mais nous partons ici du principe que l’objectif n’est pas l’abandon.

  • Ce qu’il doit faire : cultiver sa singularité, surprendre, retourner les règles à son avantage. Développer sa capacité à mettre en place des stratégies créatives et inattendues.

Le Fantôme

Du pouvoir, sans en avoir conscience.

Il a des cartes. De l’autorité, une position, une rareté. Un pouvoir relatif réel. Mais il n’en a pas conscience et ne peut donc l’utiliser. Son pouvoir est présent mais invisible, transparent, inexploité.

Le mot qui caractérise le Fantôme est « gâchis ». Vous seriez surpris de savoir que cette situation est beaucoup plus présente qu’on ne l’imagine.

  • Ce qu’il doit faire : Comme l’Innocent, il doit prendre conscience de ses forces. Prendre confiance et reprendre possession de son pouvoir. L’assumer. Et ne pas hésiter à l’utiliser. Ne pas s’excuser d’être fort.

Le Stratège

Du pouvoir, et pleinement conscient.

Il sait. Il voit. Il joue.

Il choisit le décor, le tempo, les mots, l’histoire. Il ne cherche pas à convaincre : il fait arriver les choses.

Il est dangereux s’il est cynique. Il est redoutable s’il est juste.

  • Ce qu’il doit faire : Utiliser son pouvoir pour cadrer sans écraser. Ne pas oublier l’éthique. Il n’est pas invulnérable pour autant. Son challenge n’est pas dans sa position (rapport de force favorable), mais dans sa capacité d’exécution et son aptitude à mettre ses atouts en mouvement. L’abus de confiance est son ennemi.

Et maintenant ?

Non, nous ne partons pas tous égaux.

Dans chaque négociation, le cadran dans lequel vous commencez — Stratège, Fantôme, Résistant ou Innocent — change la donne. Il influence vos marges de manœuvre, vos options, vos chances de succès.

Mais ce n’est pas ça, le plus important. Ce qui compte, c’est de savoir où vous êtes. De regarder ce pouvoir — ou cette absence de pouvoir — en face. Et d’adapter vos stratégies en conséquence. Parce qu’on peut négocier sans pouvoir apparent… à condition d’arrêter de négocier comme si on en avait.

Et vous, vous êtes dans quel cadran ?

Avez-vous déjà tenté de convaincre quelqu’un… alors que vous étiez en position de faiblesse absolue ?

Vous est-il arrivé de sous-estimer votre pouvoir — et de le réaliser trop tard ?

Quel serait votre levier principal aujourd’hui… si vous décidiez d’assumer pleinement votre pouvoir ou votre ruse ?

Oubliez les conventions. Prenez le pouvoir.

Philippe Roy

Fondateur de Red Yucca

Auteur de L’Envers du Deal

P.S. : Le “win-win” n’a pas disparu. Il est juste pris en otage par des rapports de force. Il espère qu’un jour, quelqu’un viendra le délivrer. En attendant, il coule des jours paisibles… dans les livres.

P.P.S. : Si ça vous parle, ou si vous avez vécu un deal qui vous a marqué, écrivez moi (pr@red-yucca.com). Je vous lirai avec attention.

Philippe Roy

Je parle de négociation de manière inhabituelle et non conventionnelle. Je montre la négociation telle qu'elle est dans la "vraie vie". Pas comme dans les livres. Je suis le fondateur de Red Yucca, une société spécialisée dans les stratégies d'influence et les négociations complexes pour les grandes organisations. J'écris également pour Harvard Business Review & Forbes.

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🟥 Quand j’ai lancé Red Yucca, j’ai choisi de créer une société de conseil un peu à part. Un cabinet spécialisé en stratégies d’influence, en négociations complexes, et en relationship management. Pas un cabinet généraliste. Pas une usine à slides. Une structure agile, pour aider les entreprises à reprendre le pouvoir face à des partenaires dominants. À l’époque, une part importante de mon activité concernait un sujet que peu de gens osaient vraiment attaquer : la renégociation des frais de...